Scipion

Pablo Casacuberta

Points

  • Conseillé par
    16 septembre 2017

    Récit d'un génial raté

    C’est un fait : en littérature, les losers ont la cote. Du Don Quichotte de Cervantès au Zeno d’Italo Svevo, du Barney de Mordecai Richler au Bruno de Houellebecq, c’est aux médiocres qu’on s’attache, aux souffrants, aux jaloux, aux frustrés. Parce qu’il est plus aisé de s’y reconnaître, bien sûr, parce qu’ils ne nous condamnent point à une admiration stérile, mais aussi parce qu’il y a quelque chose dans leur imperfection qui potentialise l’écriture. Quand ils prennent la parole, les losers deviennent les chantres d’un langage cinglant, qui dissèque le monde avec une précision jubilatoire mais laisse toujours la place à l’empathie. Et c’est d’abord pour le plaisir que procurent ses phrases ciselées et ses dialogues saignants qu’il faut lire « Scipion », cinquième roman de l’Urugayen Pablo Casacuberta (et premier traduit en France), récit d’un fils écrasé par son père, d’un génial raté, et dentelle d’humour, d’ironie et de sens de l’observation.
    Aníbal Brener doit la vie à un historien mondialement reconnu, « le professeur ». Et il lui doit aussi son prénom, hommage à l’un des plus grands vaincus de l’Histoire : Hannibal Barca, seigneur de guerre carthaginois mis en échec par le général romain Scipion, et condamné à finir son existence « borgne, humilié, et seul ». Tout un programme… Auquel Aníbal s’est jusque-là consciencieusement plié, abandonnant ses ambitions universitaires pour aller croupir au fond d’une misérable pension de famille, biberonnant du matin au soir, avec pour tout compagnon un colocataire octogénaire incontinent. Et puis le professeur est mort, et Aníbal, banni de la famille depuis des années, l’a appris par la presse. Mais même depuis l’au-delà, le professeur parvient à humilier son fils indigne ; et l’humiliation prend la forme d’une ligne sur un testament. Car le professeur n’a pas déshérité son fils. Sa grande propriété, sa collection de livres, son capital, tout lui reviendra le jour où Aníbal aura signé un ouvrage d’histoire à lui, sur quelque sujet que ce soit. Autrement dit : une fois qu’il aura mis les pas dans ceux de son père. Ou plutôt qu’il aura essayé de le faire, car avec la meilleure volonté du monde, jamais Aníbal ne pourra espérer atteindre le firmament paternel. Poussé par la nécessité, il accepte pourtant le « deal » et s’engage à rédiger la biographie d’une importante figure politique de la moitié du siècle. Emportant avec lui les journaux intimes de son père – le seul héritage dont il a d’ores et déjà le droit de jouir – Aníbal part documenter son ouvrage, au cœur de la pampa, dans une grande propriété coloniale habitée par la petite-fille de l’homme politique.
    Mais sur place, dans cette étrange maisonnée peuplée de dégénérés de tous poils, Aníbal apprend surtout à connaître son père, cet homme dont la lecture des journaux intimes fait peu à peu tomber les masques. Ce géniteur pervers, ce monarque impitoyable que rien n’amusait tant que de séduire les rares conquêtes de son fils se dévoile sous les atours d’un homme brisé, abandonné par sa femme – et c’est dans la figure de cette mère démissionnaire que réside le grand point d’interrogation du roman, ainsi que sa résolution. En se lançant dans une bataille contre son sort, le faible Hannibal devient finalement le fort Scipion. Sauf que ce n’est pas en tuant le père qu’il remporte la guerre, mais en apprenant l’indulgence – envers ses parents, et surtout envers lui-même. En apprenant à baisser les armes que sont l’ironie constante et le nihilisme, en acceptant de les remplacer par la tendresse. En acceptant de se départir du rôle de loser pour se mettre en jeu dans le monde des sentiments. Et ainsi, le très cynique « Scipion » devient le plus touchant des récits de libération.

    Lire la suite de la critique sur le site o n l a l u