La Fille de personne

Cécile Ladjali

Actes Sud

  • 8 mai 2020

    Début Mars, je me suis empressée d’emporter le dernier roman de Cécile Ladjali. J’aime la dualité de ses personnages notamment Benedict, son précédent roman où la figure androgyne dit les choses a minima, dans une écriture blanche et silencieuse.
    On retrouve cette hybridité du personnage dans La Fille de personne, sous les traits de Luce Notte, à la fois lumineuse femme thésarde, et sombre silhouette qui poursuit l’ombre de son père, parti de l’appartement berlinois, emportant avec lui tous les livres. Cette jeune femme n’a de cesse depuis la promesse faite à sa mère de retrouver son père.
    «Ma perfection, je la tiens de mon père. Tout ce que je hais en moi vient de ma mère. Je reconnais qu’il est beaucoup plus facile de le penser idéal - lui - puisque rien ne pourra jamais venir contredire le mythe que l’absence a forgé.»

    La narration admet des filiations spirituelles plus fortes que le sang. Luce naît au monde littéraire comme fille au pair, l’été 1912, à Prague, dans la famille de Franz Kafka. Elle l’écoute parler de l’aversion pour son père. Avril 1951, devenue libraire, elle croise le chemin de Sadegh Hedayat. A la faveur des mots de ces deux hommes, Luce baigne dans la melas, la mélancolie propre aux écrivains. Elle tente de placer les mots dans la lumière du sens. Elle transforme la nuit en lumière grâce au pouvoir de résilience des mots. La grâce du texte se situe dans la couture des deux figures obsédantes où l’autrice réconcilie les doubles. Chacun des personnages se libère du vertige grâce à l’écriture, véritable planche de salut. Luce, muse de l’un et l’autre, est fascinée par les génies littéraires. Elle assiste à l’extase de l’écriture achevée la nuit de Novembre 1912 du manuscrit Le Verdict. Luce lit mais elle ressent une profonde aversion pour ce qu’elle est, témoin impuissante du vertige des auteurs, c’est un être de la faim et de la perfection. Ce roman est un subtil hommage à la lecture et à la transmission. La compréhension du texte est un jeu où s’entrecroisent les époques, les rencontres et les fantômes. Luce est consciente de ce que coûte l’écriture avec autant de tristesse. Il faut parfois descendre dans les enfers. La haine de soi l’amène jusqu’à la grandeur caractérisée par le désir, ce feu ardent. Un champ lexical en filigrane traduit le désir de détruire leurs œuvres par le feu. Tout reste inachevé et inaccompli. Œuvre au noir. Le roman de Cécile Ladjali permet de concilier l’inconciliable. Les manuscrits et les bibliothèques en feu l’obsèdent. La synesthésie de l’écriture est très puissante à chaque mouvement ascensionnel des phrases, les mots restent en apesanteur après la chute de chaque personnage. L’écriture est conséquente d’une grande perte, celle du père ou de la fratrie d’écrivains.

    « Il se saisit de l’étole fleurie et la jette sur le matelas pour le couvrir. Du plat de la paume, il en lisse les plis. Il ordonne le désordre de sa nuit. Il formule avec une incroyable lucidité ce que moi-même je ne suis jamais parvenue à me dire clairement. Je suis soulagée d’entendre quelqu’un énoncer ce qui constitue l’énigme de toute ma vie. Celle décidée par ma mère sur son lit d’agonie et avec laquelle j’ai dû faire, bon an, mal an. - Je crois aux familles d’écrivains, poursuit-il. Je crois aux fratries d’auteurs, aux généalogies d’artistes. Des affaires de consanguinité. C’est très étrange vous savez, Luce. Et ceux qui établissent les liens entre les écrivains sont les lecteurs. Vous n’êtes pas venue à nous de façon fortuite. Il fallait que vous nous réunissiez. C’est vous qui écrivez l’histoire. Notre histoire en clair-obscur. »

    La puissance du rêve l’emporte pour cette jeune femme, en quête d’un père « de celui que l’on se cherche ou que l’on s’invente. »

    J’ai une profonde affection pour ce texte d’une grande beauté, à la construction exigeante.